CE QUI RESTE, ET CE QUI RESTERA

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2021

Pangée

A l'origine était une chips, la plus grande chips.

Et puis elle se brisa, produisant un son qui aurait pu être une onomatopée universelle. Et ses morceaux partirent à la dérive, des morceaux d’une nature fondamentalement inégale, étant chacun la contreforme de l’autre, de ce qui faisait autrefois tout.
Chacune de ces parts devint des tout à leur tour, perdant ici et là d’autres fragments.
Chacune de ces parties devint un monde distinct, ignorant l’existence réciproque des autres.
Au gré de leurs dérives, il arrivait parfois qu'elles se rencontrent, produisant ainsi des extensions de mondes.

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Ecrire l’histoire

Il y a l’histoire tragique du Sapa Inca Atahualpa, fils du soleil et tyran sanguinaire par obligation de fonction, qui régnait au début du XVIème siècle sur la côte ouest de ce qui deviendra l'Amérique du sud.

L’année même de son couronnement, une poignée de conquistadors espagnols débarqua, bien résolus à le rencontrer.
Ils n’arrivaient pas les mains vides : des siècles de culture arabo-andalouse leur avaient conféré une solide connaissance des lois de l’acier venues de Perse, et ainsi ils avaient de longues épées.
La Chine lointaine, via les invasions mongoles, leur avait transmis l’art de la poudre à canon, et ils avaient donc de terribles fusils.
Ils avaient aussi des livres, relatant d’innombrables conflits souvent écrits par leurs vainqueurs, dont certains impliquaient d’autres royaumes de l’Amérique précolombienne. Et aussi un ouvrage tout particulier qui contenait la parole de leur dieu, assorti du devoir de convertir tout un chacun à cette religion.
Ils connaissaient donc le sens de leur propre histoire et les lois de la guerre.
Enfin ils vivaient depuis des siècles au contact d'animaux divers et variés, qu'ils élevaient en grand nombre. Ils avaient reçu de ces derniers tout un tas de maladies et avaient forgé leur immunité.  

Tout cela était en eux, le poison comme le remède.
Les conquistadors capturèrent l'Inca, usant de leurs atouts, de la chance et de la ruse, bien que l'Inca fut aussi très rusé.
Il fut demandé au peuple inca, en échange de leur empereur, une rançon en or, en argent et en pierres précieuses, qui se devait d'emplir entièrement la cellule dans laquelle il était fait prisonnier.
Un tel rassemblement de capitaux surpassait peut-être toutes les fortunes individuelles des monarques européens, et ce n'était qu'une petite partie de la démonstration de pouvoir de l'Inca. Il était le fils du soleil et à la tête d'un empire qui avait en moins d'un siècle asservi une bonne partie du monde précolombien.
L'or, sueur du soleil, afflua des quatre coins de l'empire qui se nommait aussi le tout des quatre parts, et la rançon fut versée.
Mais Atahualpa fut condamné à mort par les conquistadors.
Cette trahison signa symboliquement la fin de la civilisation inca.

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Système de récompense

De toutes les ruées vers l’or qui émaillèrent l’histoire du continent américain, celle de 1896 dite du Klondike fut certainement la plus terrible. Sur la centaine de milliers d’hommes partis, seuls 30 000 parvinrent au bout du voyage.
Aux confins de l’Alaska, le sol en partie composé de permafrost rendait extrêmement difficile tant l’extraction aurifère que l’agriculture. L’hiver 1897 fut le théâtre d’une grave famine et les autorités américaines décidèrent de faire venir par bateau de Norvège un troupeau de 600 rennes afin de subvenir aux besoins des pionniers.
Les concessions s’étendaient en particulier sur les abords du fleuve Yukon, jusqu’alors peuplés par un ensemble de tribus qui l’auraient appelé ųųg han, rivière à l’eau blanche, en raison du phénomène de lait glaciaire.
Ces tribus des premières nations ne prêtaient traditionnellement pas de valeur exceptionnelle à l’or. Elles lui préféraient les pépites de cuivre trouvées dans les rivières, les fourrures et surtout l’huile des poissons eulakane, qui outre son rôle d'aliment, était également utilisée pour la fabrication de chandelles, la conservation des fruits, ou encore pour la confection de baumes médicaux.
Sur ce territoire hostile, une ville finit par apparaître, poussant comme un champignon : Dawson City.
Elle devint rapidement la plus grande cité au nord de San Francisco ainsi que la première ville de l’ouest du Canada équipée de l'électricité. 

En 1899, 100 rennes ayant survécu au voyage depuis la Norvège franchirent enfin les portes de Dawson City, au milieu des salles de jeux, des théâtres, des restaurants et des bars à entraîneuses.
50 ans plus tard, dans la banana belt de l’Ontario, des fermiers originaires de Belgique et des Pays-bas désirèrent déposer une licence pour une variété de pomme de terre à chair jaune similaire à celle qu’ils cultivaient en Europe.
Le département de développement de la pomme de terre de l’Ontario Agriculture College prit en charge ces recherches et finit par croiser en 1966 un cultivar venu des andes, yema de huevo ou chaucha en quechua, avec des cultivars locaux d’Amérique du nord. Après 66 croisements consécutifs, naquit G6666, une variété qui sera mise sur le marché en 1980 sous le nom ironique de Yukon Gold et qui rencontra un succès commercial immédiat et sans précédent.
Durant cette même décennie, Peter Jenkins, maire de Dawson City gagna le sobriquet de Pirate Pete : il souscrivit illégalement à des abonnements de télé par satellite en utilisant les noms des premiers pionniers et ce afin de les partager gratuitement avec toute la ville.
Il offrit ainsi à sa communauté un substitut dopaminergique au frisson de la pépite: l'excitation éternellement renouvelée de zapper sur plusieurs centaines de chaînes et de se délecter de documentaires sur l’or des Incas, les pyramides et les aliens.
A quelques milliers de kilomètres de là, au Idaho Potato Museum, on peut admirer la plus grande chips du monde (63,5 cm, record officiel), réalisée en 1991 par des ingénieurs de la société Pringles.

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Attention partielle continue

En 1970, la société Intel développe pour la société japonaise Busicom Corp un nouveau genre de calculatrice électronique.
Elles contiennent entre autres une nouvelle variété de microchip, le tout premier microprocesseur, nommé Intel 4004.
Un pavé de céramique blanchâtre de la taille d’un ongle, orné d'un bouclier et de 16 pattes recouverts d'or, s’apparentant vaguement à un artefact inca.
Capable de traiter en quelques instants des quantités d’informations qui auraient pris aux hommes des vies entières, il inaugure l'ère de l'informatique domestique.
La valeur d'un exemplaire en état de marche est aujourd’hui estimée entre 1 000 et 5 000 dollars.
En 1995 l'informaticien Ward Cunningham crée le premier site internet collaboratif. Il le nomme wiki d’après l'expression hawaïenne wiki wiki, un redoublement qui signifie très rapide ou très vite.
En 1998, la consultante Linda Stone invente le terme continuous partial attention pour décrire un comportement moderne d’adaptation au monde qui repose sur la division incessante de notre attention en courts segments.
Au début des années 2000 émerge le terme Fear of Missing Out ou FOMO. Il désigne un état d’anxiété très répandu lié à la peur de rater quelque chose sur les réseaux sociaux.
En résultent des comportements compulsifs et une véritable obsession pour les pépites que nous pourrions trouver dans ce flux d’information éternel, ce grand scroll infini.
Et cela sans que nous prenions réellement la mesure de la quantité de données que nous ingérons.
Ce comportement est finalement assez proche de ce que le marketing agro-alimentaire désigne par snacking, et il n’y a qu’à ouvrir un paquet de chips pour s’en rendre compte.


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